Je l’ai toujours connue. Elle était là bien avant moi, à l’époque (que je n’ai pas connue) où il n’y avait pas l’eau courante dans la maison de mes Grands-Parents.
Posés dessus : un broc et une bassine en fer émaillé.
Elle fait partie du décor de mon enfance.
D’où venait-elle ? Fabriquée sur place, j’imagine. Pas de bois précieux, quelques planches de pin à qui la main de quelqu’un (un ancêtre ?) avait donné cette forme.
Sur place, on faisait avec ce qu’il y avait : peu.
Elle avait été peinte, avec de la peinture à bateau grise, pour la première couche au moins (toujours, ce qui se trouvait sur place).
Les autres couches ? Un vert pâle très années 50, sans doute pour lui donner une touche moderne, à l’époque.
Puis du blanc.
Quand, par qui ? La main de mon Grand-Père ? De ma Grand-Mère ? De ma Mère peut-être pour la dernière couche ?
Je me souviens de ce dernier voyage avec Maman, avant qu’elle ne se voit privée de ce qui lui revenait de droit, de ce qui, bien plus encore que pour moi, était la base de sa vie, de son enfance.
Première terre de France où elle posa le pied à l’âge de 4 ans. Trahie et dépossédée.
Ce voyage pour rassembler quelques souvenirs, pour dire adieu à toute sa vie.
Parties dans la nuit et le brouillard, un voyage triste… Après, les suivants ne furent que pèlerinages.
C’est au cours de ce voyage, une dernière fois dans cette maison, qu’en voyant la petite table de toilette, je me suis dit qu’on ne pouvait pas la laisser là, pour qu’elle finisse au feu, ou, en morceaux.
Aucune valeur marchande, pas de bois précieux et une facture simple, voire rudimentaire qui n’était pas signée d’un grand artisan reconnu…
J’avais décidé de la prendre avec moi, puisqu’en dehors de nous, personne ne tenait à ses racines.
Je voulais lui donner une seconde vie, j’étais sûre de lui trouver sa place quelque part.
Un bon rafraîchissement, ponçage et une nouvelle peinture pour que le lien persiste à travers ce petit meuble, une transmission, un héritage, un petit morceau de mémoire.
Puis, Maman est partie. Comme un arbre à qui on a coupé les racines.
Comme une enragée j’ai commencé le travail, pour passer ma colère, ma haine, ma douleur, ma peine, de toutes mes forces, comme une obsession, pour ne pas penser, pour oublier, pour tenir la promesse que je m’étais faite, pour Maman.
La tâche était rude, les premières couches ne m’ont pas résisté, mais la dernière, la plus ancienne semblait inattaquable… Malgré le décapant et les assauts du papier de verre, rien à faire. Epuisée, je me suis arrêtée, mon travail inachevé, vaincue.
Trois ans plus tard, elle était toujours dans un coin de mon garage et… de ma tête.
Un jour, une idée m’est venue : j’avais trouvé la place à lui donner.
Même si je l’avais partiellement « entamée », la dernière couche me résistait encore et je ne voulais pas abimer le bois. Je décidai alors de confier ce travail à un professionnel. 15 jours plus tard, je récupérais ma table, le bois mis entièrement à nu.
Avant toute chose, il fallait poncer.
Je n’y connais rien. J’ai pris du papier de verre grain moyen et grain fin. Quelques essais et en observant les résultats sur le bois, j’avais choisi ma technique : ponçage en rond avec le grain moyen, puis, dans le sens du bois avec le grain fin… Papier replié pour les rainures.
Ce travail de ponçage à la main que je redoutais un peu s’est avéré un moment très agréable, une détente. J’avais déjà entendu dire que le travail du bois était quelque chose de fort. La main qui travaille et caresse cette matière vivante communique en quelque sorte avec ce bois…
Elle était là, ne semblant pas vraiment y croire. Oubliée, objet humble d’un autre temps, à qui, à quoi pouvait-elle bien être utile ?
J’ai commencé par la surface du dessus, la plus « apparente » comme pour lui dire : « regarde ce qu’on peut faire ensemble », « regarde, si j’y mets tout mon cœur comme tu es jolie ».
Le premier ponçage (en rond, avec le grain moyen), était comme un « débroussaillage ».
Elle semblait réagir comme un chien qui apprécie qu’on lui brosse ses poils emmêlés.
Le deuxième passage au gain fin, comme le lissage d’un cheveu, semblait la rendre finalement impatiente. Je n’étais plus seule à envisager son avenir, elle aussi désormais semblait, non pas encore se projeter, mais au moins commencer à apprécier d’être là et même attendre la suite.
Le travail de ponçage terminé, je voulais conserver son aspect brut, authentique, « primal ».
J’ai fait des tests avec les produits conseillés en magasin… Le résultat d’une huile pour rendre la surface du bois étanche tout en la rendant imperméable ne me satisfaisait pas : l’huile donnait malgré tout un aspect « ciré » que je ne voulais pas.
J’en suis donc revenu à mon idée première : le « Fond Dur », le seul produit que je connaisse qui garde au bois son aspect. Comme il bouche les pores du bois et plusieurs couches le protègent ainsi de l’eau.
La suite : une vasque dont la forme rappelle celle des bassines d’autrefois.
Evidemment, nécessité oblige, un siphon apparent et un robinet haut, chromés et modernes.
La petite table de toilette retrouve sa destination originelle et devient le lien avec ceux que j’aime et qui me manquent, un lien quotidien… Elle matérialise mes souvenirs.